Accueil Société L’argent, véritable moteur de la délinquance violente

L’argent, véritable moteur de la délinquance violente

Marche blanche à Baimbridge pour Yohan, 15 ans, tué pour un téléphone portable. Drogue, recel ou braquages, les délinquants blanchissent l’argent dont ils s’accaparent avec violence dans de nombreux secteurs de l’économie. À la prison de Fond Sarail, les gangs font la loi. La criminalité a changé de braquet, et les réponses sont inadaptées.

« Il est mort pour rien  » crie une lycéenne. Il est 10 heures, à Baimbridge, ce mercredi 14 septembre. Une chape de plomb est tombée sur le lycée. C’est à peine la veille que Yohan Equinoxe, un lycéen de 15 ans s’est fait tuer à coups de couteaux pour un téléphone portable, alors qu’il attendait son bus à Lacroix.  » C’est un crime injuste pour un téléphone portable qui serait revendu même pas trente euros  » s’insurge avec émotion Marine Forbin, qui rallie la marche blanche.

 » Nous voulons la paix en Guadeloupe. Aujourd’hui c’est lui. Demain ce sera qui ? « , implore une maman.  » Je demande aux politiques d’arrêter de faire des réunions et d’agir. Nous, parents, le peuple allons prendre les choses en main « , s’insurge Davis Erausse, sous un arbre, à Lacroix, proche du lieu où a été assassiné Yohan. Cachée derrière une voiture, une fleur blanche est posée sur le grillage. Au sol, une bougie est allumée. Un jeune homme, grand, en jean, à la mode, les lunettes de soleil sur la tête, est agenouillé, et pleure.

 » On veut que nos jeunes soient en sécurité  » crie une mère en brandissant son téléphone portable, alors que le collectif remonte vers le LGT, des draps blancs étendus en tête de cortège.  » Si on commence à banaliser la violence, c’est la porte de Pandore. Comment se fait-il qu’un clip où des jeunes disent  » fuck up la police  » soit diffusé ? « , souligne avec vigueur Davis Erausse, soulignant sa qualité d’artiste et de père.

 » Fô mobilizé zòt ! Si vous êtes venus en blanc, c’est pour quelque chose. Ce type de crime peut arriver à tout le monde « . T-shirt blanc, long collier en perles noires et cheveux sous un filet, Davis Erausse alpague les lycéens adossés à la grille du lycée général, alors que la soixantaine de manifestants remonte vers le lycée professionnel.  » C’est trop frais pour manifester. Nous organiserons une marche vendredi avec les trois lycées via les réseaux sociaux  » disent Yalan Ficadière et Yann Nabbis, en 2e année de BTS au LPO.

Devant l’établissement, une foule s’est massée. Des voitures sont garées sur les terre-pleins et les trottoirs. La circulation est bloquée. Les policiers sont présents.  » Je suis là ce matin pour sécuriser le site  » spécifie la directrice départementale de la sécurité publique, Isabelle Tomatis, entre deux coups de téléphone. Elle ne s’exprimera pas sur les événements de la veille. Mercedes Platon, comptable, dans sa robe noire ajustée, s’énerve :  » Il faut que les militaires du RSMA viennent assurer la sécurité « . Olivier Servat, professeur au lycée et vice-président de Région tempère : «  Ce n’est pas la police qui va résoudre le problème. Ce meurtre doit entraîner une prise de conscience sur notre vie humaine, le respect de l’autre.  »

Gaëlle Compper :  » les moyens demeurent insuffisants « 

Une chose, un objet. L’agresseur n’accorde aucune valeur à la personne humaine. La criminologue Gaëlle Compper livre son expertise.

Docteur en droit, universitaire, Gaëlle Compper est spécialisée en droit pénal et criminologie. Elle a créé un cabinet expert dans l’étude des politiques publiques relatives à la délinquance et l’exclusion sociale. La criminologue, interrogée le 13 septembre, évoque le signe d’un grave délitement des relations sociales en Guadeloupe.

Le courrier de Guadeloupe : Où situez-vous le niveau de violence en Guadeloupe ?

Il faut distinguer le fait lui-même, du ressenti qu’il provoque. Cela dit, il y a un vrai phénomène de violence en Guadeloupe. La délinquance prend souvent une forme violente, qu’elle soit physique ou morale. Cette violence est régulièrement retranscrite à travers les faits relatés par les médias. C’est très grave parce que c’est le symptôme d’un délitement important des relations sociales. C’est aussi le signe d’un renversement de la perception de la personne humaine, de la valeur qui lui est accordée. Dans l’autre, l’agresseur ne voit pas un être humain mais une chose, un objet par lequel il va pouvoir accéder à la possession d’un bien ou alors, dans le cas de violences interpersonnelles, l’objet de sa détestation, objet auquel il peut infliger les pires violences.

Pourquoi cette violence ne baisse-t-elle pas ?

Parce que les moyens, notamment humains et financiers, s’avèrent insuffisants. Pour que cette violence baisse, il faut mobiliser et conforter les leviers d’action déjà existants au niveau des communes et des intercommunalités, mais aussi de l’institution judiciaire et des collectivités majeures. Toute la question réside dans la manière d’utiliser ces outils afin qu’ils apportent des réponses efficientes. Ils sont, pour certains insuffisamment mobilisés et coordonnés, pour d’autres insuffisamment dotés en personnel ou en moyens logistiques. La plupart des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) qui existent n’ont pas les moyens humains et financiers de fonctionner, d’une part parce que les collectivités ont des difficultés budgétaires et doivent répondre à d’autres priorités, mais aussi parce que les subventions étatiques sont insuffisantes.

Pas d’argent, pas de moyens. Tout est perdu ?

Je reste convaincue qu’il n’est jamais impossible d’infléchir une tendance. À condition de mettre en place une stratégie de fond qui fasse converger plusieurs politiques publiques. Les acteurs qui interviennent dans les différents champs concernés par la prévention de la délinquance doivent davantage coopérer. La lutte contre l’insécurité et la violence ne se fait pas à coup d’actions ponctuelles. Et puis surtout, il faudra engager des moyens importants. Et c’est là que le bât blesse. Il faut dégager des moyens sur les effectifs des forces de l’ordre et des polices municipales, sur le personnel de justice, sur celui de la formation tout en continuant de mobiliser le corps social et les associations sur le champ de la citoyenneté. Chaque citoyen est en effet co-acteur de la sécurité. Chaque comportement incivique, même le plus anodin, participe de la dégradation du lien social et donc altère la qualité du vivre-ensemble, et la sécurité auxquelles nous prétendons tous.

Au service d’une économie organisée

Concerts, immobilier, stations de services, roulottes à bokits, défiscalisation. Autant de secteurs où les délinquants blanchissent l’argent dont ils s’accaparent avec violence. Plongée avec une source bien informée, dans un mode économique qui laisse des morts sur son passage.

« Ce sont de vrais gangs qui opèrent en Guadeloupe. Comme à Porto Rico et New-York avec des équipes dédiées à la drogue, d’autres au braquage, ou encore au blanchiment ou au recel. Ils sont structurés, équipés, et opérationnels « . Cette source proche des milieux judiciaires porte sur la délinquance en Guadeloupe, une analyse à glacer le sang. Selon lui, la Guadeloupe est confrontée à un phénomène organisé qui tend à une fonction et une finalité économique. Les réseaux des gangs fonctionnent aussi bien en prison qu’au dehors. Ils sont dirigés par un individu, ou un groupe d’individus plus expérimentés. Leur objectif principal c’est de se procurer de l’argent en quantité, et par n’importe quel moyen. Tuer est un épiphénomène.  » Le concert de Section d’Assaut qui s’est déroulé au vélodrome de Baie-Mahault il y a trois ans a été organisé pour blanchir l’argent de la drogue « , soutient notre source. Selon lui, les délinquants blanchissent de l’argent dans les stations-service, dans les entreprises de BTP, dans les snacking, dans les roulottes à bokits, dans l’immobilier, dans la défiscalisation, par le biais des sociétés de location de voitures, et à coups d’emplois fictifs. Pis, les gangs sont de plus en plus imaginatifs. Ils savent dresser des écrans entre eux et les structures qu’ils créent, de sorte qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à eux. Au fil des affaires, les services de police et de gendarmerie découvrent de nouvelles méthodes.  » Les sommes générées par le trafic de drogue sont énormes  » nous confie notre interlocuteur. Des valises de plusieurs millions d’euros ont été maintes fois saisies.  » Ces gens-là procèdent comme des commerçants. Quand ils convoient leur marchandise c’est sous escorte. Les convoyeurs sont armés jusqu’aux dents. Certains disposent parfois de gilets pare-balles « , poursuit-il. Comment se procurent-ils la drogue ? Le circuit est souvent le même explique-t-il : Colombie, Venezuela puis Dominique, Guadeloupe, Martinique, Sainte-Lucie. Selon lui, les trafiquants de drogue guadeloupéens ont des contacts avec les fournisseurs colombiens. Lors des transactions, les chefs de gangs envoient en guise de garantie un de leurs hommes. Si le fournisseur n’est pas payé, la garantie est exécutée. Le profil du membre d’un gang n’est pas figé poursuit-il.  » Cela va du jeune illettré très débrouillard à celui qui a eu un cursus universitaire. Ce qui réunit les deux c’est qu’ils appartiennent à la génération Nintendo/Mac Donald’s. Celle qui s’est abreuvée de jeux vidéo ou on tire sur tout ce qui bouge, et qui ne connaît pas la bagarre à poings nus.  » La quête de l’argent, principal mobile de cette violence, aboutit parfois à des aberrations. Le quinquagénaire qui a été brûlé vif le 27 avril dernier, par une bande au Raizet l’a été parce qu’il avait interdit à ses meurtriers de planter sur son terrain de Marie-Galante du canabis. Parmi les tueurs figurait son propre neveu. Que font les autorités ? Les solutions ne sont pas adaptées insiste notre interlocuteur.  » Les moyens sont insuffisants. Toutes les peines de moins de deux ans sont aménagées. Il n’y a pas de place à Baie-Mahault ou à Basse-Terre.  » Sans être crédule, notre interlocuteur continue sa mission avec foi.  » Mieux vaut continuer à vider la mer à la petite cuillère que ne rien faire  » conclut-il.

 » Du berceau jusqu’à la mort « 

À Fond Sarail, les gangs font la loi. Un agent de la sécurité pénitentiaire, qui a requis l’anonymat, raconte comment la délinquance a désormais une forme plus radicale.

« En Guadeloupe, le mot gang ne passe pas. Les agents de l’administration pénitentiaire ont été les premiers à en parler « . Ils ont été repérés début 2011, époque où la violence en détention ne cessait pas. Les agents de la sécurité pénitentiaire ont compris que cette violence était le fait de groupes structurés répondant à toutes les caractéristiques des gangs. Un chef, des troupes, un territoire, des tatouages distinctifs, une devise, un objectif et des tentacules.  » Nous subissons de plein fouet l’américanisation de la violence. Saint-Martin est sous influence des Bloods et des Crips, les deux gangs les plus importants de la côte ouest des États-Unis. Ils suivent les filières de la drogue et des armes « . Les ressortissants de Saint-Martin incarcérés à Baie-Mahault se font entendre par la voix de ces gangs. Ils usent de la criminalité pour asseoir leur pouvoir et faire tourner leur business. L’agent parle des  » Sections Criminelles  » :  » Leur devise est : Du berceau jusqu’à la mort. Leur tatouage représente un berceau associé à une tête de mort. Leur couleur totem, le violet, couleur de la mort « . Il évoque les  » Chyen lari « , décrit les  » Hyènes Ka Modè  » ou HKM. Il situe leurs territoires, Pointe-à-Pitre, Baie-Mahault et Sainte-Rose. Ces groupes s’affrontent dans un établissement prévu pour accueillir 450 individus et où 750 détenus cohabitent.  » Chacun de nos gestes est scruté par les détenus. Nous sommes dans un univers où règne la misère. La plupart des détenus sont indigents. Ils ne possèdent rien. Cela les pousse à racketter, à commettre des exactions et à s’adonner à la violence physique « . Les chefs de gangs recrutent les plus violents.  » On leur demande de faire le sale boulot. Ils vont poignarder tel ou tel avec des armes de leur fabrication, tirées de poignées de portes ou de tout autre chose « . Il parle aussi de mercenaires, des individus affiliés à aucun gang, qui ponctuellement acceptent des engagements.  » Ils agissent aussi à l’extérieur. Un détenu qui arrive est tout de suite repéré. Les autres cherchent à savoir d’où il vient, ce qui lui vaut d’être là. Ils cherchent à évaluer ses biens. Plus il en a, plus il est susceptible d’être racketté « . Et l’agent de dire combien, afin d’éviter tout incident, il est conseillé au nouvel arrivant de taire les motifs de son incarcération.

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